Paratexte
Journal de documentation.
 

 

Les "zoos humains" sont-ils de retour ?
Par Pascal Blanchard, Olivier Barlet le 27 juin 2005

Il y a un peu moins de deux siècles, le 29 décembre 1815, la Vénus hottentote, de son véritable nom Saartjie/Sarah Baartman, mourait en France après avoir été exhibée à Londres et à Paris pendant plusieurs années. Elle inaugurait le long cycle des zoos humains, au carrefour de la science et du spectacle.

Le 25 février 1836, Phineas T. Barnum inventait un nouveau genre avec Joice Heth, celui de l’exhibition à grande échelle des ethnic shows. Quarante ans plus tard, en Allemagne, à Hambourg, Carl Hagenbeck professionnalise l’ensemble, passant de l’individu à la troupe au milieu des animaux, puis au village reconstitué, et propose sa première attraction en septembre 1875 en exhibant un groupe de Lapons.

Pendant près de soixante ans, la mode est aux zoos humains, avec leur centaine de millions de visiteurs (dont cinquante millions pour la seule Exposition universelle de 1900 à Paris) et plus de trente mille exhibés dans une trentaine de pays à travers le monde, le phénomène va captiver l’Occident. Il va quasi disparaître en quelques mois entre la fin 1931 et 1934.

Ces dernières années, on assiste à quelques tentatives de reproduction de ces spectacles grand public et racistes. En avril 1994, c’est par exemple un "Safari parc" en Bretagne près de Nantes (quatre-vingt-dix ans après le passage d’un village nègre dans la ville), puis ce fut un "village Massaï" en Belgique (grand spécialiste du genre depuis l’exposition de Tervuren de 1897), suivi deux ans plus tard d’une exhibition de Pygmées (une autre spécialité locale) ; et voici que l’Allemagne, inventeur du "genre" en l’ayant professionnalisé dans le dernier quart du XIXe siècle, revient sur ces "spectacles"...

Le 12 juin 2005, après quatre jours de succès, le dernier (en date) des zoos humains vient de fermer ses ! portes à Augsburg, en Allemagne. Institué "African village", celui-ci s’est offert au regard passionné des visiteurs à l’intérieur du zoo municipal.

Si quelques articles de presse ont dénoncé outre-Rhin le "spectacle" ­ notamment le Spiegel et le quotidien TAZ (Tageszeitung) et si quelques réseaux de chercheurs ont tenté de prévenir l’opinion, il faut noter ­ comme en France et en Belgique, et malgré la sortie récente du film de Régis Warnier Man to Man présenté à Berlin récemment ­ qu’aucune réaction gouvernementale n’est venue troubler l’exhibition.

Des "Nègres dans un zoo", décidément l’Occident a du mal à faire sortir l’Autre de la cage et semble reproduire éternellement les mêmes modèles. D’ailleurs l’affiche du spectacle comme les publicités passées dans la presse sont sans ambiguïté : "Une visite au zoo bourrée de surprises : durant quatre jours, le parc zoologique d’Augsburg reconstitue un village africain. C’est une occasion unique de trouver regroupés des artisans ou des femmes faisant des tresses africaines " au milieu des animaux !

De son côté, la directrice du zoo (le docteur Barbara Jantshke), comme ses aînés scientifiques de la fin du XIXe siècle, est très fière d’avoir pu contribuer " à mieux faire connaître les Africains " aux visiteurs.

Et voilà quelques centaines de visiteurs, dont beaucoup d’enfants, qui comme les millions de visiteurs qui les auront précédés ­ notamment au Jardin d’acclimatation à Paris, haut lieu de ces exhibitions au début du XXe siècle ­ associeront plus facilement les Africains au monde de la nature qu’au monde de la culture. Puis, dans quelques années, quand ils seront devenus supporteurs de football, ils lanceront des bananes et pousseront des cris de singe lorsqu’un joueur "un peu bronzé" entrera sur le terrain ; devenus plus mûrs, ils aimeront certes la musique africaine et les plages du Sénégal, mais n’accepteront pas que leur fille épouse un "nègre" ; enfin, à la retraite, quand il s’agira de savoir s’ils doivent voter pour un candidat "noir" à la députation, ils lui trouveront sans aucun doute quelques défauts de "trop" ou de "pas assez".

Alors les sociologues, les politologues, les éditorialistes se demanderont d’où vient ce blocage... Mais combien d’entre eux remonteront au si typique, au si anodin, au si charmant "Village africain" du zoo d’Augsburg ?

En France, cette histoire des zoos humains est revenue par deux fois dans l’actualité récente. Quand il s’est agit de rendre les "restes" du corps de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud au cours de l’été 2002 et, quatre ans plus tôt, lorsque Christian Karembeu a refusé lors de la Coupe du monde de football de chanter La Marseillaise, en souvenir de son ancêtre exhibé en 1931 au bois de Boulogne à l’occasion de l’Exposition coloniale.

Grâce aux travaux fondateurs de Joël Dauphiné, au roman de Didier Daeninckx, Cannibale (Verdier, 1998), puis à l’ouvrage collectif Zoos humains (La Découverte, 2002) et au film qui a suivi pour Arte, l’opinion française a alors pris conscience du phénomène et de son ampleur. Le révisionnisme de quelques-uns n’était plus possible.

A l’aune de ces recherches récentes, les zoos humains sont bien les symboles incroyables d’une époque, celle des grandes vagues de conquêtes coloniales et de la construction d’un discours racialisant sur le monde, et ils se sont alors comptés par centaines. Oubliés jusqu’alors de notre histoire et de notre mémoire, ils n’en demeurent pas moins un phénomène majeur de notre rapport à l’ailleurs, à l’exotique, au sauvage.

Dans tout ce processus complexe du regard sur l’Autre et d’imaginaire raciste, ils représentent le premier "contact" réel entre l’Occident et l’Autre-exotique. Le "zoo humain" est donc beaucoup plus qu’un spectacle inacceptable ou une déviance à caractère mercantile. Il a été conçu comme une leçon de choses, une classe de sciences naturelles grandeur nature et ouverte à tous dans un contexte colonial.

Aujourd’hui, accepter ces exhibitions, c’est accepter que, dans un même mouvement, nos enfants croisent le regard du singe, celui de la girafe... et celui du "Nègre". Et beaucoup n’arrivent pas à mesurer ce que cette posture révèle de notre inconscient collectif.

Dans tout ce phénomène de "zoos humains", on l’aura compris, c’est avant tout de "Nous" (Occidentaux) qu’il s’agit. Les zoos humains ont rempli leur mission : construire une frontière invisible, mais tangible, entre "eux" et "nous". Ces "eux" et "nous" sont essentiels.

Quand les Cosaques arrivent à Paris, "ils" refusent d’être associés à ces "sauvages" lors de leur exhibition au Jardin zoologique d’acclimatation. La potentialité d’être d’un côté ou de l’autre de l’enclos est, déjà, une certaine vision du monde. Le destin au cours du XXe siècle de ces peuples "montrés" et de ces populations "visiteuses" est la plus parfaite illustration de ce que ces exhibitions ont const ! ruit. Et nous ne sommes toujours pas sortis de ce modèle...

Olivier Barlet est président de l’association Africultures. Pascal Blanchard est historien et dirige l’agence culturelle Les Bâtisseurs de mémoire.

Cet article est paru dans Le Monde du 27 juin 2005.